Thierry et Steve

À 10 jours d'intervalle, les 25 septembre et 5 octobre derniers, se sont éteints deux personnages qui ont eu une profonde influence sur mon existence. Le premier était l'un de mes plus vieux amis, du temps du Lycée Hoche de Versailles, et il vivait en "grattant la terre" dans un village reculé de la Montagne Noire, tirant sa fierté de ce qu'il se nourrissait principalement des fruits et légumes de son potager. Le second était un milliardaire californien et je ne l'ai jamais rencontré. Mais lorsque j'ai créé ma première entreprise à l'âge de 24 ans, je l'avais déjà clairement identifié comme un modèle et une source d'inspiration, qui ne m'ont jamais quitté ni trahi.

J'avais 15 ans en septembre 1977 lorsque j'ai rencontré, sur les marches de l'escalier du Lycée Hoche à Versailles, ce petit brun, comme moi, au nom un peu ridicule, comme moi : Thierry Domage. Nous avons dès lors été inséparables, même si quasiment tout nous séparait : Thierry était beaucoup plus mûr que moi, il avait des idées engagées voire révolutionnaires, quand j'étais un "petit bourgeois" typique, issu d'un milieu conservateur, à l'éducation parfaitement conformiste.
Sa sensibilité artistique était très aiguisée, et sa sensibilité tout court avait une touche presque féminine; pour ma part j'étais un ado très ordinaire, tout simplement passionné de football, puis de motos, de musique  et de filles… Mais fin 1978, alors qu'en draguant une copine à moi (Frédérique Magnet) au concert de Wishbone Ash il s'apercevait qu'il n'était pas attiré par le sexe faible, je crois que je suis le premier à qui il a osé se confier : «Je suis un homo». Comme Thierry était l'être le plus gentil, le plus posé et clairvoyant que je connaissais, çà m'a rendu les homos en général sympathiques ! Pendant mes années étudiantes post-Lycée, Thierry était devenu un artiste à plein temps. Il travaillait dans une galerie d'art moderne du quartier latin, montait, démontait, préparait les livrets d'expositions on ne peut plus avant-gardistes, auxquelles je ne comprenais absolument rien. Mais il m'a ainsi amené tout naturellement à me poser la question : qu'est-ce qui est beau? Il voyait une vieille clocharde dans la rue, échangeait un sourire avec elle et me disait : «Tu as vu comme elle est belle ?»
De son côté il développait la thématique qui lui collera à la peau jusqu'à la fin de ses jours, celle du "Postier Domage". Thierry s'était attaché au logo de la Poste (des PTT, on disait à l'époque), et il le mettait en scène de multiple manières : en faisant des tags dans le métro à l'aide de pochoirs, les petits oiseaux multicolores de la Poste prenaient une vie et racontaient une histoire. Ou alors en accrochant des logos géants dans les arbres d'un parc.
Sirocco postale
Ou bien en "décorant" de logos les cabines téléphoniques. Auprès de Thierry, la vie toute entière devenait un jeu, mi-fiction, mi-publicité dérisoire, cui-cui, le postier est passé par-ci, il repassera par-là… Je l'ai souvent aidé dans ses happenings artistiques, et la fin de la nuit au poste ou en prison faisait partie de l'Œuvre… Alors que je venais de me marier, je lui ai proposé de décorer ma voiture, là dans la rue. Les flics nous sont évidemment tombés dessus, «Chouette, un flag !» et j'ai du produire mes papiers à un agent écœuré qui me les a retournés en me déclarant : «C'est votre droit le plus strict !». Faut-il préciser que Thierry était libertaire et n'aimait pas beaucoup les forces de l'ordre ?


C'est peu après mon mariage et avant la naissance de Samphy (1987) que j'ai créé ma première boîte, qui s'appelait Stone Age (SARL), et qui faisait dans les ordinateurs. J'étais loin d'être un passionné d'informatique, tout le contraire même, c'était juste un secteur porteur pour y gagner de l'argent. Mais le jour où j'ai mis la main sur la souris d'un Macintosh a tout changé. La typographie, l'impression en espacement proportionnel, l'imprimante laser, le WYSIWYG ("what you see is what you get"), tout çà m'a passionné. Et je suis devenu un adepte, un apôtre, un revendeur, un installateur, un concepteur, parfois même un programmeur, dans l'environnement de la marque à la pomme.
Tout de suite j'ai entendu la légende : Apple avait été créée 10 ans auparavant dans un garage à Palo Alto, dans la Silicon Valley, par les deux Steve : Steve Jobs et Steve Wozniak. J'ai lu toute la littérature (peu abondante) de l'époque, je me suis mis à éplucher les magazines spécialisés, j'allais à toutes les "grand-messes" annuelles d'Apple, et j'ai été inoculé au virus transmis par Steve Jobs : je savais que j'étais en minorité par rapport aux adeptes de l'"IBM-PC" de l'époque, mais je savais aussi que j'étais en avance, que je finirai par avoir raison.
Thierry a travaillé chez Stone Age, attiré précisément par la créativité qui se dégageait de l'environnement Mac : nous éditions des livrets d'expo, des livrets de CD, des magazines, nous organisions des formations à la mise en page. Alors que Thierry était sûrement le plus fantasque de mes amis, dans le travail il a été le plus rigoureux et le plus sérieux. À cette époque, çà m'avait drôlement étonné !
Thierry & Pearl

Au-delà de la mise en page et de la typographie, j'ai vite compris que Steve Jobs était un obsédé du détail. Passé mes premiers tâtonnements chez Stone Age, je me suis retrouvé au Vietnam puis au Cambodge, toujours dans le rôle de l'entrepreneur-créateur de sociétés. Et je me suis appliqué à suivre les préceptes du maître, partout où ils étaient applicables : logo mémorisable, image de marque, dévotion au service du client sans même que celui-ci n'en ai conscience… Non seulement les ordinateurs étaient des Macs, mais ma compagnie d'assurance se voulait un peu le reflet d'Apple : innovante, surprenante, créative.
Steve Jobs m'a aussi enseigné, comme à des milliers d'autres, qu'il ne faut pas toujours demander au client ce qu'il veut, parce qu'il ne le sait pas lui-même ! Dans les écoles de commerce, on nous étouffait sous les études de marché, avec la conséquence du comportement moutonnier qui en découle. Pour ma part, je me suis toujours demandé comment proposer au client quelque chose qui va le surprendre, le séduire, auquel il n'a pas pensé. C'était vrai du macro au micro : décider de faire une compagnie d'assurance au Cambodge de 1993 avec deux francs six sous, c'était assez imaginatif ! Pareil pour financer la consommation au Vietnam communiste. Sans Steve Jobs, je ne m'y serais sûrement pas attaqué.

Thierry et Steve, qui avaient 7 ans d'écart, partageaient un peu le même héritage (contre-)culturel des hippies des années '60 : références musicales, graphiques, idées libertaires. Steve Jobs avait nommé sa société en hommage aux Beatles, un des albums préférés de Thierry était Hot Rats de Frank Zappa (1969). Les deux étaient farouchement décidés à penser comme bon leur semblait, et leur indépendance de vues marquait durablement ceux qui les approchaient. Je me permets de l'écrire même si je n'ai pas approché Steve Jobs, çà me paraît d'une telle évidence !
Ces dernières années, comme des feux de Bengale, Thierry et Steve s'étaient surpassés.
Thierry vivait comme un ermite à l'Espinassière, un village extrêmement reculé de la Montagne Noire orientale, au dessus de Carcassonne. En m'accueillant, ses yeux brûlaient d'un feu intense alors qu'il m'expliquait comment irriguer ses terrasses construites au Moyen-Âge, où il faisait pousser, à l'ancienne, ses haricots, tomates, melons, poireaux, concombres… Il faisait ses conserves avec soin pour l'hiver, et allait troquer avec ses voisins des légumes contre du fromage, ou contre de la viande. Une fois où je débarquais chez lui de retour d'un pic-nique en Camargue avec de la moutarde de grande consommation dans un pot en plastic, il m'a expliqué avec souffrance à quel point cette pratique était dommageable pour l'environnement. Depuis je n'accepte plus un seul sac en plastic au Vietnam ! Je lui ai amené mes filles chaque année, et je suis sûr qu'elles sentaient combien j'étais fier de son amitié, lui qui ne ressemblait pas à nos autres amis.
Thierry l'Espi

Mon admiration pour Steve Jobs n'a jamais faiblit, et je dirais même que les 5 ou 6 dernières années ont été le couronnement de son œuvre. En 2005 j'ai brièvement intégré le giron de la Société Générale, une banque conservatrice s'il en est, et j'y ai imposé un système informatique entièrement sur Mac. Si j'avais voulu y faire carrière, c'était un geste quasi suicidaire ! Et dans ce monde qui m'était si hostile, j'ai vu tous ces banquiers conformistes se ruer sur l'iPhone et sur l'iPad…
Unknown

Thierry n'a pas résisté à la souffrance que lui infligeait son éveil, sa conscience aiguë des problèmes de la planète et de ses habitants. Il n'a pas échappé à sa destinée d'artiste maudit, et il a préféré se donner la mort.
J'ai lu dans sa biographie que, quand il s'est su condamné, Steve Jobs a travaillé sans relâche sur lui-même pour se libérer de ses travers. Il est mort en pleine conscience, en plein éveil.
Ils sont partis presque simultanément, leur rayonnement respectif n'avait sans doute pas la même magnitude, mais pour le restant de mes jours, ils continueront de me souffler à l’oreille, de temps en temps: «Philippe, think different!».